CHAPITRE III
Au matin, le capitaine du vaisseau partit volontiers vers l'Ile de Cristal, car il avait été payé d'avance. Donal l'interrogea et apprit que le trafic maritime était étroitement surveillé par des hommes du Mujhar. Il avait accepté le travail à la vue de la chevalière au blason royal. Pour une fois, le jeune homme fut content que Karyon l'ait obligé à la porter.
Bavard, le capitaine lui dit tout ce qu'il savait sur l'emprisonnement de la reine d'Homana. Il lui confia qu'il y avait des Cheysulis sur l'île pour empêcher Electra d'utiliser sa sorcellerie ou d'être délivrée par Tynstar. Il semblait peu impressionné par le fait d'avoir le prince d'Homana pour passager. Son souci principal était apparemment de rassembler des anecdotes pour en faire une histoire intéressante à raconter dans les tavernes.
Donal se lassa vite du bavardage de l'homme et se tourna vers la mer.
Derrière eux, Hondarth disparaissait, tandis que devant l'île devenait de plus en plus grosse. Mais elle était entourée de brouillard, ce qui empêchait de la voir clairement.
Sef se glissa auprès de lui. La brume les enveloppa. Le gamin ressemblait plus à un elfe qu'à un être humain. Il était vêtu du manteau bleu foncé que Donal lui avait acheté la veille, avec un jeu complet de vêtements.
Il regardait fixement l'île.
— Tu ne dois pas en avoir peur, dit Donal doucement. Ce n'est qu'une île.
— Mais elle est enchantée. J'en ai entendu parler.
— Tu connais les anciennes légendes ?
— Certaines, pas toutes. Je... ne suis pas né à Hondarth.
— D'où es-tu ?
Le garçon détourna le regard.
— Je n'en sais rien. Ma mère gagnait sa vie en... ( Son visage se colora. ) Grâce aux... hommes. Nous n'avons jamais habité longtemps au même endroit. Elle est morte l'année dernière, et je suis resté ici.
Il haussa les épaules pour indiquer que cela n'avait plus d'importance. Mais Donal savait que ce genre de traumatisme ne s'effaçait jamais complètement.
— Ma foi, les voyages forment la jeunesse, dit-il pour essayer de consoler le garçon sans lui montrer sa sympathie.
Dans les clans, les Cheysulis exprimaient rarement leurs émotions.
Sef continua de regarder l'Ile de Cristal. Le brouillard s'épaississait à mesure qu'ils approchaient. Le vent qui soufflait sans cesse en direction de la terre, rafraîchissait leurs visages. Les Cheysulis l'appelaient le Souffle des dieux.
— Vous allez quand même me garder avec vous ? demanda Sef d'une toute petite voix.
— Je te l'ai déjà dit, fit Donal en fronçant les sourcils. Pourquoi me poses-tu de nouveau la question ?
— C'était avant que vous sachiez que je suis un... bâtard.
— N'oublie pas, Sef, je suis cheysuli, pas homanan. ( Il ignora la petite voix mentale qui lui reprochait de rejeter son sang homanan. ) Dans les clans, il n'existe pas de bâtards. On juge la valeur d'un enfant à la façon dont il sert les siens et la prophétie, pas en fonction de qui était son père. Peu m'importe que ton jehan ait été soldat ou voleur, ou fermier. Ce qui compte, c'est que tu me serves bien.
— Les Cheysulis sont plus sages que les autres hommes, dit Sef amèrement.
Donal aurait voulu poser une main protectrice sur l'épaule du garçon, mais il se retint. L'adolescent était à la fois fier et incertain de son nouveau statut. Donal était bien placé pour comprendre ce sentiment.
Il montra l'île.
— Dis-moi ce que tu en sais.
— On prétend que des démons y habitent, mon seigneur.
— Vraiment ? Eh bien, c'est une erreur. C'est un fief cheysuli, et il n'y a pas de démons cheysulis, seulement des dieux. Des dieux, et le peuple qu'ils ont créé. Autrefois, nous étions différents et meilleurs. Les dieux ont d'abord fait les Premiers Nés, comme leur nom l'indique. Bien plus tard sont venus les Cheysulis.
— Vous dites que jadis, il n'y avait pas de... gens ?
— Les shar tahls, nos prêtres-historiens, nous enseignent qu'à une époque reculée, la Terre était vide d'êtres humains. Puis les dieux ont décidé de mettre des hommes sur l'Ile de Cristal et de la leur donner. Ce sont ceux-là que nous appelons les Premiers Nés. Bientôt, les hommes se multiplièrent et partirent pour une terre plus vaste : Homana. Ils y bâtirent un royaume et le gouvernèrent sagement. Les dieux furent satisfaits, et leur envoyèrent les lirs pour les récompenser. Grâce à la magie de la terre, les Premiers Nés purent converser avec les lirs, se lier à eux et apprendre à adopter la forme-lir.
— Métamorphes, dit Sef avec un frisson.
— Nous n'employons pas ce terme entre nous. « Cheysuli » signifie, dans la Haute Langue, « enfant des dieux ». Mais les Homanans utilisent cette appellation comme une insulte.
Donal repensa à la scène du marché.
Les dieux ne nous auraient pas donné un tel pouvoir si nous risquions de l'employer pour faire le mal. Pourquoi tant d'hommes pensent-ils que c'est le cas ?
Parce qu'ils ne comprennent pas, dit Lorn. Ils sont aveugles à la magie.
Donal regarda Sef en face.
— Oui, je suis un métamorphe, dit-il. Je peux à volonté me transformer en loup ou en épervier. Mais je suis aussi un être humain, pas si différent des Homanans qu'ils voudraient le croire.
Sef le regarda, examinant ses yeux jaunes puis sa boucle d'oreille en or. Il avala sa salive.
— Et les Premiers Nés ? demanda-t-il. Où sont-ils maintenant ?
— Ils n'existent plus, et la plupart de leurs dons ont disparu avec eux.
— Qu'est-il arrivé ?
— C'est une longue histoire. Un soir, je te la raconterai. Pour résumer, on dit que le sang des Premiers Nés s'est appauvri au cours des siècles et que leurs aptitudes ont commencé à les quitter. Avant de s'éteindre, ils ont transmis ce qu'ils ont pu à leurs enfants, les Cheysulis, et leur ont laissé une prophétie. Nous essayons de retrouver le sang des Premiers Nés en renforçant notre lignée. Un jour, quand le mélange correct sera réalisé, nous aurons de nouveau un Premier Né parmi nous, et la magie renaîtra.
« La prophétie dit qu'un homme, héritier de toutes les lignées, unira quatre royaumes ennemis et deux races ayant les dons des anciens dieux. »
Il fit le signe du tahlmorra, doigts écartés, paume vers le ciel, une façon frappante de dire que le sort de l'homme repose dans la main des dieux.
— Vous dites qu'ils ont perdu leurs dons ?
— La plus grande partie. Les Premiers Nés étaient bien plus puissants que les Cheysulis. Ils pouvaient parler avec tous les lirs, et prendre n'importe quelle forme. Maintenant, chaque guerrier est limité à un lir.
— Vous en avez deux ! Etes-vous un Premier Né ?
Donal rit.
— Non, je suis un demi-Cheysuli, ou plus exactement un trois quarts cheysuli. Ma mère, qui est à demi homanane, porte le sang des Premiers Nés et certains de leurs dons. J'ai deux lirs grâce à elle. Je peux aussi converser avec tous les lirs, mais je suis limité à ces deux formes.
— Ainsi, cette île est votre lieu de naissance.
— En quelque sorte. C'est là que sont apparus les Cheysulis.
— C'est pour cela que vous y allez ? Pour voir l'endroit où votre race est venue au monde ?
— Non. Je suis ici pour le compte du Mujhar. Mon travail est de stabiliser le trône d'Homana.
— Le stabiliser ? Le Mujhar possède le trône. Il lui appartient.
— Certains cherchent à renverser la maison de Karyon pour la remplacer par une autre, dit Donal. Nous savons que Solinde prépare une guerre.
— Pourquoi ? Qui veut faire une telle chose ?
Donal faillit ne pas répondre. Mais il se dit que Sef était avide de connaissance, et qu'il apprendrait la vérité tôt ou tard.
— Tu as entendu parler des Ihlinis, n'est-ce pas ?
Sef pâlit et fit le geste qui conjurait le mauvais sort.
— Les démons solindiens !
— Oui. Tynstar et ses serviteurs voudraient s'approprier le royaume et détruire la prophétie. Tynstar sert Asar-Suti, le dieu-démon de l'autre monde, le Sekercomme l'appellent ses disciples, celui qui existe dans les ténèbres. Tynstar veut Homana, et Solinde. Il complote en ce moment même. Mais nous sommes avertis. Et tant que Karyon et sa lignée seront sur le trône du Lion, l'Ihlini n'arrivera pas à ses fins.
Les mains de Sef étaient crispées sur la rambarde.
— Un jour, vous serez roi, n'est-ce pas ? Vous êtes le prince d'Homana !
Donal regarda le garçon.
— Tu comprends maintenant pourquoi il est important que tu apprennes à tenir ta langue ? Dans les maisons royales, un mot de trop peut être à l'origine d'une guerre. Tu dois faire attention à ce que tu dis, et à qui tu le dis.
Sef acquiesça.
— Mon seigneur, j'ai promis de bien vous servir. Je vous donne ma loyauté.
Donal sourit et lui effleura l'épaule.
— Pour l'instant, c'est tout ce que je te demande.
Oui, pensa Donal, le garçon a l’attitude qu'il faut.
Pour un petit bâtard des rues, il se débrouille bien. Je lui donnerai sa chance. Qui sait ? J'ai peut-être trouvé quelqu'un qui me servira aussi bien que Rowan sert Karyon.
Le palais-prison de l'Ile de Cristal se dressait sur une colline couverte de fougères lilas. La forêt entourait le pied de la butte, cachant une partie du palais. Mais à travers les arbres, on apercevait quand même les murs blanchis à la chaux. Entre la plage de sable blanc et le palais, serpentait un chemin fait de coquillages écrasés, rose et lilas, bleu pâle et or, et ivoire.
Donal, debout sur la plage, immobile, ne regardait pas le palais. Moins ancien que l'île, il avait été bâti par les Homanans. Le prince ferma les yeux et se laissa emporter par ses sensations.
Le vent le caressait de ses doigts subtils. Il savait, sans l'ombre d'un doute, que l'île était pleine de rêves et de magie, qu'elle offrait la solitude et la paix à celui qui les rechercherait. C'était là que Karyon avait choisi de bannir son épouse, mais cela restait avant tout un lieu sacré. Son essence était toujours cheysulie, car elle n'avait pas été profanée par l'incarcération d'Electra. L'île attendait. Un jour, quelqu'un la rendrait à son véritable usage.
Admirant la délicate beauté du sentier en coquillage, Donal hésita à l’emprunter. Mais il n'y avait pas d'autre chemin visible vers le palais et sa colline. Il n'emporta rien avec lui, sinon ses lirs et Sef. Et, espérait-il, son courage.
L'île bruissait doucement. On entendait un murmure tranquille, comme si la nature et les animaux respectaient la sainteté des lieux.
Sef trébucha et s'étala sur le sentier. Les coquillages roulèrent à droite et à gauche, détruisant sa parfaite symétrie.
Donal remit son compagnon sur ses pieds. Il vit l'embarras et la honte se refléter sur le visage du gamin, mêlés à une autre émotion.
— Il n'y a rien à craindre, Sef, dit-il. Il n'y a pas de démons ici.
— Je... Je sens quelque chose..., dit l'adolescent.
Il s'interrompit et regarda derrière Donal, inclinant légèrement la tête, comme s'il écoutait. Puis il commença à trembler. Donal l'entendit murmurer des mots incompréhensibles.
— Sef !
Il sursauta. Pendant un instant, ses yeux semblèrent se tourner vers l'intérieur de son crâne, comme s'il cherchait à se couper du monde. Il leva des poings minuscules, si serrés que les jointures blanchirent. Ses lèvres se retroussèrent pour former une grimace presque sauvage.
— Ils savent que je suis là...
Il s'arrêta et sembla revenir de très loin.
— Mon seigneur ?
Donal soupira. Le garçon avait eu l'air si étrange, comme s'il avait livré bataille contre lui-même. Mais il semblait avoir récupéré.
— J'allais te dire que ce n'était que le vent et tes superstitions, souffla Donal. Mais nous sommes ici sur l'île des dieux, et qui suis-je pour affirmer qu'ils ne te parlent pas ?
Surtout si tu es cheysuli.
— Ils le font, dit Sef d'une voix morne. Mais cela n'a pas d'importance.
Donal sentit le souffle des divinités sur sa nuque.
— Je perçois quelque chose aussi, mais je n'y sens pas de colère. Je crois que nous n'avons rien à craindre. Pardonne-moi mon arrogance, mais je suis, après tout, un descendant des Premiers Nés.
— Pas moi, dit Sef d'une voix plaintive. ( Une lueur étrange passa dans ses yeux et ses manières changèrent. ) Je ne sais pas ce que je suis !
— Les dieux le savent. C'est ce qui compte. Viens, ne faisons pas attendre la dame.
L'intérieur du palais abritait des colonnes de marbre blanc veiné d'argent et de rose. Des tapisseries de soie ornaient les murs et le sol était couvert de tapis splendides. Donal ne savait pas qui avait ordonné les modifications, Electra, ou plus probablement Karyon, mais il fut impressionné. Homana-Mujhar, malgré sa splendeur, était parfois austère. Ce lieu eût fait un meilleur foyer pour une famille.
Mais c'est une prison.
Des rangées de chandelles illuminaient le hall. Des serviteurs et des gardes portant les couleurs de Karyon allaient et venaient. Donal vit quelques guerriers cheysulis vêtus de cuir et arborant les bijoux traditionnels.
La femme qui les accueillit était mince et brune. Elle portait le blason d'Electra brodé sur sa robe, un cygne blanc sur un champ bleu cobalt. Donal se souvint que Karyon avait autorisé les suivantes solindiennes de la reine à l'accompagner en exil.
Il s'étonna de cette décision. N'aurait-il pas mieux valu les renvoyer chez elles ? Ici, avec Electra, elles peuvent comploter, essayer de renverser le Mujhar.
Comment ? demanda Taj en se perchant sur le dossier d'une chaise. Karyon s'est assuré qu'elles sont prisonnières.
Je n’ai pas confiance en Electra, lir.
Karyon non plus, intervint Lorn. Mais elle ne risque pas de s’échapper. Il y a ici assez de Cheysulis pour l'en empêcher.
La Solindienne inclina la tête en s'arrêtant devant Donal. Elle parlait bien l'homanan, et elle était polie. Mais Donal capta le mépris qui émanait d'elle.
— Vous voulez voir la reine. Bien sûr. Suivez-moi.
Elle les conduisit jusqu'à une porte de cuivre ouvragé.
— Par ici. Mais le garçon doit attendre dehors, sur le banc. La reine ne reçoit personne, à part ceux à qui elle ordonne de venir. Et je doute qu'elle ait envie de le voir.
Donal retint la réplique qui lui vint à l'esprit et se tourna vers Sef.
— Attends-moi ici. Ne crains rien, nul ne cherchera à te faire du mal. Tu es le serviteur du prince.
Sef avala sa salive et hocha la tête. Mais il ne sourit pas.
Sachant qu'il ne pouvait rien faire de plus, Donal passa la porte somptueuse, qui se referma derrière lui.
Taj était perché sur son épaule droite. Lorn suivait à sa gauche. Il était protégé par ses lirs, mais il éprouvait tout de même quelque appréhension. Il allait affronter Electra.
La sorcière. La meijha de Tynstar. Plus qu'une simple femme.
Electra l'attendait. Il la vit bientôt, debout au fond de la pièce, sur une estrade de marbre. Et il faillit s'arrêter net.
Il avait entendu dire, comme tout un chacun, que la légendaire beauté d'Electra était née de la magie de Tynstar. Séparée de lui, elle aurait dû se faner. Mais les rumeurs valent ce qu'elles valent. La revoyant quinze ans plus tard, il ne pouvait pas dire si elle était humaine ou immortelle, ensorcelée ou naturelle.
Par les dieux ! L'absence de Tynstar n’a pas atteint sa beauté, ni dispersé la magie !
Elle le regarda approcher de ses grands yeux gris pâle, dont les lourdes paupières parlaient éloquemment des plaisirs de la chair. Ses cheveux étaient toujours du même blond paille, et ils n'avaient rien perdu de leur lustre. Ils tombaient sur ses épaules comme un manteau d'or liquide, simplement retenus par une résille représentant des cygnes dorés entrelacés. Sa peau resplendissait toujours des couleurs de la jeunesse. Elle était aussi belle que le jour où elle avait pris Karyon dans ses rets.
Donal la regarda. Il la voyait désormais comme un homme regarde une femme, se demandant comment elle serait si elle partageait son lit. Il lui était impossible de la contempler sans que naissent en lui des images sexuelles. Ce n'était pas qu'il la désirât ; on eût plutôt dit qu'Electra projetait par magie ce désir dans son corps.
J'ai été aveugle, comprit-il. Je ne pourrai plus dire à Karyon que je ne comprends pas pourquoi il l’a gardée avec lui, après avoir découvert ses intentions. J'ai été un tel imbécile...
Mais il n'était pas près de le reconnaître auprès d'Electra, ni du Mujhar.
La reine portait une simple robe de velours gris argent, sur laquelle elle avait drapé un manteau pourpre fait de la soie la plus fine.
— Vous voilà enfin, dit-elle d'une voix basse et douce à l'accent solindien. J'aurais cru que le petit loup de Karyon resterait dans ses forêts.
Donal parvint à garder son calme en s'arrêtant près de l'estrade. D'une pensée, il envoya Taj se percher sur le dossier d'une chaise. Lorn resta près de son genou gauche, sa fourrure rousse se hérissant sur ses épaules.
On dirait qu'il sent lui aussi la puissance de cette femme.
Electra était petite, même si son extraordinaire assurance le faisait oublier. L'estrade la grandissait, mais pas au point de dominer Donal.
Il était là, devant cette femme à l'aspect si jeune. Trop jeune. Il était venu lui parler de sa fille. Et elle avait à peine l'air nubile !
Il sourit. Je te tiens, Electra, même si tu ne le sais pas encore. Nous sommes ennemis, depuis le jour de ma naissance. Comme si tu avais toujours su ce que je représenterais pour toi et ton seigneur ihlini.
— Je suis venu ramener votre fille chez elle, ma dame, dit-il tranquillement. Il est temps pour nous de nous marier.
Electra bougea à peine la tête.
— Je ne donne pas mon aval à cette parodie...
— Le choix ne vous appartient pas...
— C'est ce que vous pensez. Croyez-vous que j'autoriserai ma fille à épouser un métamorphe cheysuli ? Je l'interdis !
— Peu importe ce que vous interdisez, Electra. Cela ne sert à rien. Souvenez-vous que c'est à cause de vos vilenies que Karyon a fait de moi son héritier et le futur époux de votre fille. Parce que vous avez conspiré contre lui.
— Votre prophétie dit qu'un Cheysuli doit monter sur le trône du Lion d'Homana afin qu'elle s'accomplisse. Tous les métamorphes pensent qu'il s'agit de vous... Mais ce n'est pas la prophétie que je choisis de servir, et Tynstar non plus ! Nous ne mettrons pas un Cheysuli sur le trône du Lion, mais un Ihlini, et nous veillerons à éliminer Karyon.
— Vous avez déjà essayé, lui rappela Donal avec un calme qu'il ne ressentait pas. Et vous avez échoué. Tynstar est-il si inepte ? Ou le Seker a-t-il tourné le dos à son serviteur ?
Elle ne répondit pas. Même dans sa colère, elle était magnifique. Il sentit une bouffée de désir et s'en voulut — ainsi qu'à elle.
— Electra, je ne vous demanderai qu'une chose. Avez-vous dit cela à votre fille ? Lui avez-vous confié ce que vous avez l'intention de faire ? Il s'agit, après tout, de son père.
— Aislinn ne vous concerne pas.
— Aislinn sera ma cheysula.
— N'utilisez pas vos mots de métamorphe avec moi ! Karyon m'a exilée, mais c'est mon palais ! Je règne ici !
— Sur quoi ? demanda-t-il. Quelques acres de terre, et vos loyales Solindiennes ? Un bien maigre royaume, Electra. Il ne vous reste que des souvenirs. La splendeur du palais de Bellam et la magnificence d'Homana-Mujhar, vous les avez perdues par votre traîtrise. Ne vous en prenez à personne d'autre qu'à vous-même.
Pour la première fois, il avait ébranlé sa confiance. Il le voyait. Elle tremblait de fureur, et ses joues s'étaient empourprées.
— Il vous faut d'abord l'épouser, métamorphe ! Ce qui n'est pas fait restera non avenu ! Et la prophétie échouera.
Electra tendit la main. Il vit une flamme pourpre naître au bout d'un de ses doigts, et s'éteindre aussitôt. Devant un Cheysuli, la magie que Tynstar lui avait enseignée était neutralisée.
— Les pouvoirs de Tynstar vous ont permis de rester jeune pour l'instant, Electra, dit doucement Donal. Mais vous devriez penser que vous avez cinquante-cinq ans. Un jour, l'âge vous rattrapera. Un jour, Tynstar sera tué, et vous vieillirez, comme Karyon. Vos articulations se raidiront et votre sang coulera plus lentement. Puis vous deviendrez si faible que vous ne pourrez plus quitter votre lit. Que vous restera-t-il alors ? C'est votre tahlmorra, Electra. Je vous souhaite bien du plaisir.
La reine ne dit rien, mais elle sourit.
— Et moi ? dit une voix provenant du seuil d'une porte cachée par un rideau. Que souhaites-tu pour moi ?